Parfois, les utopies se réalisent. C’est rare, mais certaines s’incarnent et trouvent alors leur lieu propre. Elles sont souvent difficiles à identifier et apparaissent alors comme des expérimentations marginales, sans portée, qui n’auraient d’autre intérêt que de faire signe vers autre chose, à une autre échelle, régionale, nationale. Méconnaissables, elles sont combattues. Nous souhaitons évoquer ici une utopie réalisée mais menacée, et la soutenir.
Dans un contexte de crise environnementale et démocratique, trois personnes déterminées et cohérentes, sans aucune ressource économique ni soutien institutionnel, ont pu créer dans un quartier populaire les conditions de possibilité d’une écologie sociale et solidaire telle qu’en rêvent les institutions lorsqu’elles tentent de promouvoir la « transition écologique ». C’est en tout cas l’impression que nous avons depuis quelques mois, dans le cadre d’une enquête ethnographique menée par Igor Babou dans un quartier populaire de la ville de Noisy Le Sec (Seine Saint Denis).
Dans cette banlieue parisienne, un lieu d’expérimentation sociale et écologique original s’est ouvert en septembre 2018 sous le nom de « Laboratoire Ecologique Zéro déchet » (LEØ). Les activités menées dans cet espace ont été observées, à partir d’une observation participante, et ont fait l’objet d’entretiens avec le public et les animateurs du lieu. Il s’agit d’un bâtiment industriel d’environ 1000 m² fermé depuis 10 ans, après une faillite. Les animateurs du LEØ, cherchant un lieu à investir pour y mener leur expérimentation, avaient vainement tenté d’obtenir des rendez-vous auprès des élus locaux de Seine Saint Denis. Faute de réponse, ils ont squatté ce grand bâtiment inutilisé situé à Noisy dans un quartier industriel, qu’ils ont entièrement nettoyé au karcher et vidé des déchets qui s’y étaient accumulés faute d’entretien par la mairie et les propriétaires.
Le LEØ met en œuvre bien des principes considérés comme vertueux dans une perspective de transition écologique : réduction des déchets, recyclage et remise en circulation après réparation d’objets manufacturés ou de vêtements, sensibilisation à l’environnement, circuits courts entre consommateurs et agriculteurs, solidarité avec les plus démunis, hébergement de jeunes migrants, etc. Ces principes s’incarnent dans quatre pôles d’activités ouverts le jeudi et le dimanche. Tout d’abord, une AMAP (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne) a été créée, et elle dispose maintenant d’adhérents. Ensuite, une « gratuiterie » s’est développée et rencontre un succès phénoménal. Une gratuiterie, c’est un espace où des vêtements et objets inutilisés sont donnés par des habitants et sont ensuite triés, et mis en rayons (ou sur cintres) afin d’être pris gratuitement par les gens qui en ont besoin : dans ce cadre, les animateurs du LEØ développent un discours sur l’environnement et les dérives consuméristes et pointent également le coût du recyclage des déchets. À ce jour, deux tonnes de vêtements et d’objets ont été donnés par des particuliers. Par ailleurs, un atelier d’auto-réparation s’est développé : chacun peut y apporter des objets à réparer (du vélo à l’ordinateur portable en passant par la plaque de cuisson), et disposer d’une aide ainsi que d’un outillage adapté. Comme pour la gratuiterie, l’idée est de limiter le cycle « achat, usage, détérioration, poubelle, nouvel achat » tout en développant des compétences techniques. Enfin, une cuisine à prix libre est présente, où l’on peut déguster tisanes et spécialités préparées de manière bio, à un prix choisi par les visiteurs. La cuisine à prix libre et l’alimentation personnelle de ses deux animateurs proviennent des invendus de magasins bio : le LEØ fonctionne en effet sans échange marchand. L’ensemble du bâtiment est accueillant, propre et spacieux, bien que pas chauffé, et dispose de nombreuses tables et chaises (toutes récupérées via des dons) où venir s’installer pour discuter, jouer aux cartes ou aux échecs, participer aux ateliers qui sont proposés, lire des livres ou des BD, accompagner en famille les jeux des enfants, etc. Le lieu est enfin ouvert aux associations qui manquent d’espace pour leurs réunions ou leurs activités.
Les habitants et associations n’ont donc pas tardé à repérer cet endroit, et à le fréquenter régulièrement : entre 30 et 70 personnes viennent à chaque ouverture publique, y restant souvent plusieurs heures, y revenant pour amener des amis, des parents, des enfants. Chacune des personnes interrogées explique que le LEØ répondait à un manque de lieux de convivialité et de débat à Noisy Le Sec et au-delà.
Mais le maire de Noisy Le Sec ne l’entend pas de cette oreille. Il a décidé, sans tenter de comprendre ni d’accompagner les activités du LEØ, de le faire expulser en raison d’un projet immobilier : un de plus dans la vaste entreprise de bétonisation dont le département est la victime depuis les années 1960… Après plusieurs mois d’enquête sur ce lieu, et contrairement aux affirmation du maire de Noisy, on peut affirmer que l’objectif de ses animateurs n’est pas un « prétexte » cachant une volonté d’« être logés gratuitement » : il s’agit bien d’une expérimentation écologique et sociale bénéficiant avant tout aux habitants de ce quartier populaire. Enfin, les animateurs du LEØ ont toujours dit, avant même d’être menacés d’expulsion, qu’ils quitteraient volontiers le bâtiment si jamais un projet d’utilisation y voyait le jour. Or, l’opération immobilière prévue est loin d’avoir débuté : le bâtiment a donc toutes les chances de rester vide et inutilisé durant quelques années.
Les observations et des entretiens menées au LEØ ont l’intérêt de battre en brèche quelques stéréotypes à propos des acteurs de la transition écologique. Car les premières observations montrent que le public qui fréquente ce lieu est loin de correspondre au cliché du « bobo-écolo » issu de la gentrification des quartiers populaires. On a plutôt affaire à des personnes issues de l’immigration ou des classes populaires (enfants d’ouvriers, ouvriers et employés, fonctionnaires de la territoriale, chômeurs, etc.) n’ayant pas forcément pu accéder à un niveau d’étude élevé, et dont les revenus sont souvent assez faibles. Il s’agit aussi de personnes qui ne s’investissent pas dans l’écologie à partir des préoccupations les plus médiatiques : les mots clés du « climat » ou de la « biodiversité » apparaissent rarement dans les entretiens, et c’est plutôt la réduction de la consommation, le refus du gaspillage, et le besoin d’une alimentation saine qui sont mis en avant. Les personnes évoquent également l’enjeu de la solidarité, de la recherche de lieux de discussion favorisant le lien social, d’espaces assez vastes pour des activités que l’on ne peut pas mener dans son appartement ou dans des locaux associatifs sous-dimensionnés. Plus surprenant, des justifications religieuses sont mises en avant, le Coran étant parfois évoqué comme une incitation au respect de la nature. Il y a bien quelques activistes, des artistes et des personnes issues de la classe moyenne éduquée qui fréquentent le LEØ, mais cela n’invalide en rien le constat de la mobilisation d’une population bien plus diversifiée socialement et culturellement. Ce qui caractérise ce public, c’est qu’il est inséré dans les réseaux associatifs. Autrement-dit, il s’agit sans doute d’un « premier cercle » au sein des classes populaires, dont l’expérience et les modalités d’investissement dans la transition écologique sont susceptibles de diffuser à plus grande échelle pourvu qu’elles trouvent un contexte favorable.
Le LEØ proposait justement ce contexte que les institutions politiques ne proposent pas : selon la totalité des personnes interrogées la mairie freine même toute initiative de ce type. On trouvait pourtant dans ce lieu tous les éléments d’une transition écologique progressive – et non d’une rupture radicale de paradigme -, s’appuyant sur des besoins et sur des attitudes inscrites dans la pratique quotidienne. Une véritable transition écologique en acte, n’ayant nul besoin d’actions de communication visant à « changer les comportements » du public, selon le mot d’ordre lancinant du moment. Ces habitants en transition écologique n’auraient en fait qu’un seul besoin : que les politiciens (locaux ou nationaux) les laissent agir.
Même si le cas de Noisy Le Sec est spécifique, il est tentant d’interpréter la situation comme illustrant ce qui se passe ailleurs : dans le contexte de la grave crise climatique et environnementale que nous subissons, des initiatives originales menées par de simples citoyens allant dans le sens d’une transition écologique se heurtent à l’hostilité de la sphère politicienne, à l’invisibilisation de leurs actions, à des cadres juridiques et administratifs qui sont autant de freins et qui empêchent les habitants de s’organiser. Nous avions déjà attiré l’attention sur ce problème, qui se trouve ici actualisé à nouveaux frais dans le contexte d’une banlieue populaire en manque d’infrastructures de proximité.
C’est pourquoi nous invitons à signer la pétition en soutien au LEØ qui a déjà recueilli plus de 1200 signatures. Et nous appelons également tous les acteurs sincèrement intéressés à voir progresser une écologie sociale et solidaire à aider les animateurs du LEØ et les habitants de Noisy Le Sec à retrouver d’urgence un lieu où poursuivre leur expérience de transition écologique.
Signataires :
Igor Babou, professeur à l’université Paris Diderot, laboratoire Ladyss ;
Bernard Kalaora, Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain, professeur honoraire de l’Université de Picardie Jules Verne, conseiller scientifique du Conservatoire du Littoral, président de Littocean au service du littoral et des espaces maritimes ;
Joëlle Le Marec, professeur à l’université Sorbonne Paris 4-Celsa, laboratoire GRIPIC ;
Marie Roué, directrice de recherches émérite, CNRS/Muséum National d’Histoire Naturelle. »